250928-Lc16v19à31-inversion de lecture

prédication donnée à Loriol - invitée Coline Raillon (étudiante en théologie protestante)

Luc 16, 19-31

Frères et sœurs, j’ai une bonne nouvelle ! Ce matin encore, par cette parabole, Jésus, fidèle à lui-même, continue d’inverser nos représentations, y compris notre façon de penser les inversions !

À première vue cette parabole nous rassure, oui, il y a une justice. Le riche qui a profité de la vie est tourmenté, le pauvre qui a souffert est consolé. Ouf ! Mais est-ce vraiment ce que veut dire Jésus à ses disciples et aux pharisiens à qui il raconte cette parabole ? Car où serait la bonne nouvelle pour le riche qui vivrait toute sa vie dans l’au-delà dans le tourment sans échappatoire ? Est-ce que l’on peut se contenter d’un « Tu l’as bien mérité ! » ? Et où serait la bonne nouvelle pour le pauvre qui doit vivre sa vie ici-bas uniquement dans la souffrance en espérant une consolation dans l’au-delà ? Comme si la vie ici-bas n’était pas si importante…
Alors essayons de démêler cela ensemble.

Ce chapitre 16 de Luc tourne autour de l’argent. Et cette parabole continue la série. Nous avons un riche qui se revêtit, lui-même et qui est occupé, chaque jour, à jouir de la vie. Il est en vie, tout le temps, mais en vie de sa propre vie, de celle dont il s’est revêtu lui-même.

Tellement occupé à être en vie qu’il ne voit pas ce pauvre, et pas n’importe quel pauvre : Lazare. Lazare lui est revêtu d’ulcères. Notons ici la forme passive, Lazare ne s’est pas revêtu lui-même, il a reçu sa vie. Drôle de vie. Incompréhensible. Et Lazare aussi est en vie. Il désire. Il désire être rassasié des miettes de la table du riche. Notons ici encore la forme passive. Il ne cherche pas comme le riche à prendre, mais à recevoir. Cependant, son désir est aussi d’être rempli. En réalité, ces deux–là qui vivent deux situations sociales inverses se rejoignent tout de même : si le riche, trop occupé à vivre par et pour lui-même, ne voit pas Lazare, Lazare parait aussi être trop occupé par le fait d’être rassasié, qu’il ne voit pas non plus le riche mais seulement les miettes qui sont sur sa table, pas le riche mais le petit reste des biens du riche. Mais qui pourrait l’en blâmer ? Finalement, ces deux personnages se rejoignent dans leur humanité d’une façon différente et nous les rejoignons aussi : comme Lazare, nous avons tous nos ulcères, comme le riche, souvent trop occupé par notre propre vie, nous sommes inattentifs à ceux (et ce) qui nous entourent et comme les deux nous cherchons tous à combler quelque chose.

Puis la mort arrive. Le texte ne parle plus de Lazare, seulement du pauvre et du riche, comme si le pauvre mourrait mais pas Lazare. Et les situations sont inversées, le pauvre qui était à terre est porté, le riche est abaissé. Et paradoxalement, c’est la mort qui crée du mouvement, et donc qui crée la vie. Le riche comme Lazare sont figés dans leur vie ici-bas et c’est en passant par la mort que quelque chose se passe. Un mouvement spatial comme nous l’avons vu mais aussi un mouvement intérieur : le riche entre dans le tourment tandis que Lazare entre dans la consolation. Le riche, maintenant en bas, lui qui ne pouvait pas baisser le regard vers Lazare, lève les yeux. Et le texte peut suggérer que c’est parce qu’il lève les yeux, parce qu’en cet instant il devient attentif à autre chose que lui-même, qu’il entre dans le tourment. Le mot grec utilisé ici, que l’on a traduit par tourment ou souffrance, a la signification de commencement, de venir à la vie, commencer du bas, être réel et qui peut être lié à la notion de possession. Parce que le riche, en levant les yeux se confronte à la réalité, il entre dans le tourment mais un tourment source de vie.

Mais la parabole de Jésus montre que c’est autre chose qui se passe : à la ressemblance de Lazare sur terre, en suivant le même chemin, le riche, devenant pauvre, désire un petit reste de ce que Lazare possède, un peu d’eau qui console les tourments. Mais ici le texte grec n’utilise plus le même terme pour décrire la souffrance. Et le verbe est au moyen, on pourrait donc le traduire non pas par « je souffre ou je suis tourmenté » mais par « je me tourmente ». Le riche n’est pas tourmenté, telle une justice rétributive ou punitive, mais il se tourmente lui-même. Il y a donc une souffrance, une mort source de vie et une souffrance qui enferme, qui n’est pas la vie. Et c’est peut-être la différence fondamentale entre Lazare et le riche, et un des sens de ce gouffre qui bloque le passage d’une souffrance à une autre, et cela dans les deux sens, car vivre une souffrance source de vie est de l’ordre du changement radical, nous dit le texte, d’un retournement de pensée et non d’un passage, d’une traversée. Nous l’avons vu Lazare et le riche vivent la même chose dans leur ici-bas et c’est en ce sens que nous pouvons comprendre ce que dit Abraham au riche dans le séjour des morts lorsqu’il compare la vie du riche et celle de Lazare. Littéralement il dit au riche : souviens-toi que tu as reçu tes biens, Lazare de même le mal. Le verbe ἀπολαμβάνω utilisé dans le texte grec à un sens de recevoir en échange, prendre. Le riche n’a pas reçu ses biens, il les a pris. Et le texte grec pris littéralement suggère que de façon similaire le pauvre a reçu en échange le mal, dans une attente passive (comme nous l’avons vu, cela ne concerne pas ses ulcères). Dans l’ici-bas, à priori, ils ont fait la même chose, ils ont pris : l’un les biens, l’autre les mauvaises choses.

Mais au séjour des morts, l’un est consolé et l’autre souffre. Alors que s’est-il passé ? Si dans le fond, le riche et le pauvre ont eu un rapport à la vie identique, pourquoi l’un est consolé et l’autre souffre ?

Alors regardons d’un peu plus près l’histoire de Lazare. Et pour cela, faisons un saut à la fin de notre passage où Abraham renvoie le riche du côté de Moïse et des prophètes, nous pourrions dire du côté de la loi et des promesses. Car c’est ce dont il est question, au fond, dans cette parabole. La Loi / Torah, dont le centre est le Décalogue, signifie en hébreu instruction. Elle représente non pas une loi morale absolue mais la volonté de Dieu pour vivre. Nous pourrions résumer en disant qu’elle a pour objet d’éviter de retomber dans l’esclavage ou de rendre son prochain esclave, de poser une limite à sa propre puissance, à sa propre maîtrise et cela dans la richesse ou dans la pauvreté. La Loi est ainsi un chemin de non-puissance et donc de liberté. Et le riche comme Lazare ont un rapport à la Loi non ajusté. En effet Lazare attend du côté de la loi, plus précisément, il attend du côté de l’objet de la loi : il attend que le riche respecte la Loi qui l’ordonne de donner à celui qui est pauvre. Et le riche, en ne donnant pas au pauvre et en vivant sa richesse de façon ostentatoire, ne respecte pas la loi ni comme morale absolue ni comme chemin de liberté pour lui et les autres. Il rend Lazare esclave, esclave de l’objet de la loi. En effet, Lazare en attendant du côté de l’objet de la loi, c’est-à-dire en espérant un peu des biens du riche, retombe dans l’esclavage et, comme le riche, maîtrise sa vie ou nous pourrions dire maîtrise son malheur. Et là aussi, nous rejoignons ces deux personnages : nous sommes tantôt le riche qui ne respectons pas la loi, c’est-à-dire le chemin de vie qui nous est proposé, le chemin de la non-puissance et tantôt nous sommes le pauvre qui souffrons du non-respect de la loi, de la puissance de l’autre sur nous ou qui nous plaçons sous l’objet de la loi, dans une attente figée.

Mais que se passe-t-il ? Lazare au lieu d’être rassasié des miettes du riche, au lieu d’avoir une réponse du côté de la loi, autre chose se passe : les chiens viennent lécher ses ulcères. Nous pourrions résumer cela comme l’impur qui rencontre l’impur. Et cette partie de la parabole est toujours interprétée négativement. Mais est-ce si négatif ? Et si le salut venait justement de cela ? Car ici, j’ose voir un parallèle avec la croix. La croix, objet d’humiliation totale, rien n’est considéré comme plus humiliant à l’époque. Et pourtant le salut vient de la croix. Alors les chiens qui viennent lécher les ulcères de Lazare pourraient être aussi ce qui permet justement à Lazare d’être sauvé, d’être vivant. Pourquoi ?

Parce que Lazare, en se faisant lécher par les chiens, accepte la mort, accepte la croix, accepte sa souffrance. Quelque chose lâche, est abandonné, il accepte qu’autre chose se passe, il change de paradigme, il se convertit. Car il ne refuse pas que les chiens viennent le lécher, il ne les repousse pas. C’est quand même étonnant ! Et c’est la différence fondamentale avec le riche qui n’accepte pas la mort, ni dans l’ici-bas, ni dans l’au-delà. Dieu, littéralement, « jette » devant son porche l’impur de l’impur, un pauvre couvert d’ulcères, léché par des chiens : Lazare qui signifie « Dieu vient en aide ». Dieu vient en aide au riche, en jetant devant lui un pauvre mais il ne veut pas voir. Et alors qu’il est dans le séjour des morts, dans la mort, il ne peut être consolé car il n’accueille pas sa mort, il n’accueille pas la souffrance de la réalité de l’existence. Il cherche encore à éviter la souffrance et cherche à éviter à ses cinq frères la souffrance alors que c’est justement l’inverse qui nous est proposé. Tandis que Lazare, lui a accepté sa souffrance, et il peut être consolé. Comment être consolé si l’on ne consent pas à son tourment ? Car le texte ne dit pas que Lazare, sur le sein d’Abraham, ne souffre plus.

C’est pourquoi la résurrection – un mort qui se relève de la mort – ne peut pas être un signe, un témoignage. Jésus replace, ici, la résurrection, et sa propre résurrection à venir, dans une autre perspective. On ne croit pas, on n’est pas consolé parce que l’on voit la résurrection. Mais c’est parce que l’on a accepté la mort que l’on ressuscite.

Oui, Jésus nous dit que ce n’est pas la Résurrection qui est un signe mais Moïse et les prophètes. Qu’est-ce écouter Moïse et les prophètes ? C’est écouter la loi et les promesses. C’est écouter la mort et la vie. Car la loi nous met face à la mort, face à nos chemins de mort, face aux chemins de morts des autres et les promesses, dans la souffrance, nous ouvrent un chemin de vie. Ecouter Moïse et les prophètes, c’est écouter la mort devant nous, en nous et y répondre. C’est ce que dit Abraham au riche : « souviens-toi », un souviens-toi qui en grec est associé à une notion de prise de conscience qui mène à l’action. Ecouter la loi et les prophètes non pas pour obéir à une règle mais parce que convoqué face à la souffrance, face à la mort, nous sommes retournés, nous changeons radicalement. Non pas donner au pauvre parce que la loi et la bien-pensance nous le demanderaient mais parce que cette souffrance nous fait entrer dans la vie, la vraie. Ne pas attendre le don, comme Lazare, parce que la loi l’ordonnerait à l’autre mais parce qu’en recevant ce don, celui qui donne reçoit la vie. Le changement radical ne vient pas d’un signe miraculeux mais de la confrontation à la réalité, d’un abandon à la réalité, réalité où mort et vie se mêlent, pour qu’autre chose puisse être reçu. Et notre salut vient de la chose la plus simple, qui est juste là devant nos yeux, la réalité. Le riche, devenant, à la mort, pauvre comme Lazare, saura-t-il suivre le même chemin que Lazare a parcouru ? Passer du pauvre à Lazare en s’abandonnant à la réalité ? La même question nous est posée : saurons-nous aussi passer du riche au pauvre et devenir un Lazare libre donc vivant ?

Oui, Jésus continue son enseignement sur l’argent et l’esclavage lié à l’argent. Mais par cette parabole, Jésus radicalise la question de la possession et des richesses en la déplaçant des possessions matérielles à la possession de sa vie qui est une autre forme de richesse. Jésus nous montre que ce n’est pas seulement la question de la richesse ou de la pauvreté des biens matériels qui est en jeu. C’est la pauvreté de la vie. Être pauvre de sa propre vie à l’image de Lazare. Jésus nous montre que nous ne sommes pas seulement esclave de nos possessions (ou non-possessions) matérielles mais nous sommes aussi esclaves de notre propre vie, de nos tourments et que c’est en écoutant la mort et la vie qu’un chemin de liberté nous est offert.

Cette parabole nous invite à être attentifs, être attentifs pour être pauvre de notre propre vie, être attentifs aux tourments de l’autre, à souffrir avec le pauvre, et à laisser les chiens souffrir avec nous. Une souffrance intranquille qui conduit à la vie. Une intranquillité pour l’autre, pour le monde et non une inquiétude pour sa propre vie.

Alors frères et sœurs, soyons intranquilles pour le monde. Et toi, Seigneur, ouvre nos yeux et rend notre regard attentif afin que nous changions radicalement. Amen.

 

Intercession :
Prions :
Seigneur, ta Parole nous a redit ton amour pour ce monde, alors, donne-nous le courage d’ouvrir les yeux afin que nous soyons des témoins de ta croix et de ta résurrection pour le monde.
Seigneur, donne-nous ta paix, face à la réalité du monde afin que nous puissions agir dans ta liberté.
Seigneur, donne-nous ta miséricorde, quand nous restons figés sur nous-même et nous ne pouvons pas lever les yeux.
Seigneur, donne-nous ta foi, quand ouvrant les yeux, nous sommes désemparés et doutons.
Seigneur, donne-nous ton espérance, quand nous ne voyons pas l’aube qui vient poindre.
Seigneur, donne-nous ton amour, pour le pauvre et pour le riche.
Seigneur, par ton Esprit, suscite une Eglise, non pas bien-pensante mais intranquille qui voit et écoute pour le monde, une Eglise « Lazare », une Eglise pauvre d’elle-même, pauvre de sa propre vie qui témoigne que oui, tu viens en aide.
Amen

 

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